Travail et confinement, tout un programme. Au Moulin, la question s’est posée de plusieurs manières, entre réflexions sur les inégalités socio-professionnelles, gestion du télétravail et connexion internet balbutiante. Un habitant a un statut un particulier : il gère une entreprise ! [ENTRETIEN]

L’organisation du travail en confinement

Nous avons des profils variés, souvent multiples, mais nous ne faisons pas partie des « derniers de cordée » qui tiennent le front depuis le début du confinement. Nous n’avons pas été appelé à faire notre travail quoi qu’il en coûte pour maintenir les activités strictement nécessaires à la Nation. Nous n’avons été finalement que peu touché au niveau professionnel, et ça dit sans doute déjà pas mal de choses…

De manière pratico-pratique, nous avons mis en place un espace de coworking, identifié les espaces qui captent le mieux internet, et réfléchissons à un outil de gestion des espaces de visioconférence – donner des cours à distance avec des élèves invisibles, parfois perturbés par une saturation du réseau, c’est sportif. Le sujet de la sobriété numérique est aussi arrivé sur la table, pour permettre une meilleure gestion de la ressource limitée – particulièrement en ce moment – qu’est la bande passante. On en profite au passage pour éveiller les consciences à la réelle problématique posée par les usages que nous faisons de nos ordinateurs et téléphones « intelligents ».

Un co-gérant en confinement

sdr

Parmi celles et ceux qui ont du composer avec la crise et adapter leur façon de travailler, on retrouve Charles-Adrien Louis, dit CAL. CAL a co-créé il y a quelques années BL Evolution, bureau d’étude en développement durable sous forme de SCOP (Société Coopérative) qui a fait (beaucoup) parler d’elle en 2018 suite à la publication d’un rapport explicitant comment faire pour rester sous la barre des 1,5°C. Ce rapport a fichu une claque a pas mal de monde dans le domaine, notamment car il interroge les gens sur leur relation aux libertés individuelles, et a bénéficié de beaucoup de relais médiatiques au moment de sa publication.

Au moment de la signature de l’acte de vente, le 11 mars, CAL a été l’un des premiers à venir au Moulin. La semaine qui a suivi, avec l’annonce du confinement, il se prenait de plein fouet la réalité du confinement pour son entreprise et ses collaborateur.trices.

J’ai eu envie de creuser et de lui demander un peu plus précisément ce qu’il avait vécu…

Qui es-tu CAL ?

Je m’appelle Charles-Adrien louis, j’ai 34 ans, je ne suis pas marié et sans enfant, et je vis dans un lieu un peu atypique qui s’appelle le Moulin Bleu [on en reparle plus bas].

J’ai un parcours d’élève issu d’un milieu plutôt favorisé, plutôt bon à l’école. J’ai fait une école d’ingénieur, dans laquelle je suis entré avec une fibre entrepreneuriale, l’envie de créer. J’y ai découvert l’engagement associatif, pour soi mais aussi pour les autres ; c’est le déclencheur du parcours que j’ai suivi après. J’ai découvert Avenir Climatique et le REFEDD en 2010, et par là j’ai percuté pour la première fois que les pressentiments écologiques que j’avais se confrontaient à une réalité du « on va dans le mur » avec la manière dont on fait système. Je me suis demandé comment éviter ou limiter la casse, et c’est ce qui a préfiguré mon engagement à la fois associatif et professionnel des 10 années qui ont suivi.

BL Evolution, en deux mots ?

J’ai commencé ma vie professionnelle dans une grande boîte de conseil en système d’information et, en 2 mois, j’ai compris que ce n’était pas un environnement fait pour moi. C’est très monotone, le challenge n’est pas gros, tu as une place déterminée dans la société du fait d’une rémunération élevée et d’un statut plutôt privilégié qui t’invitent à ne pas trop te poser de question sur le sens de ton métier…

Après ça, j’avais toujours cette envie entrepreneuriale. Beaucoup de gens croient qu’il faut une idée géniale pour créer, mais en fait non. Nous on s’est d’abord dit qu’on voulait monter une boîte, et après on s’est demandé ce qu’on aimait faire. On était dans la culture du conseil – les junior entreprises à l’école, les cabinets de conseil en stage, etc. – et on commençait à être intéressés par les sujets d’environnement et de développement durable. Alors on s’est dit « montons une boîte de conseil en développement durable ! ».

Et aujourd’hui, ça ressemble à quoi ?

Aujourd’hui on est une quinzaine. On était 7 début 2018, et on a beaucoup grandi fin 2018, début 2019. C’est dû au cap qu’on s’était fixé quand on a décidé de grandir – on s’est demandé ce qui alliait ce qu’on avait envie de faire et ce que le marché attendait, on a détecté des marchés dans lesquels on pensait avoir notre place, notamment les plans climat et ça nous a amené pas mal d’activité.

Il y a eu du travail de fond aussi pour se faire connaître. Puis l’étude sur les 1,5°C nous a amené beaucoup de notoriété. Nos clients savent à quoi s’attendre avec nous, qu’on a un discours lucide et qu’on est là pour les challenger.

Comment as-tu été impacté par la crise en cours au niveau professionnel ? 

Je ne sais pas si c’est une bonne étoile, mais par rapport au Moulin, je ne pouvais pas rêver mieux : j’étais vraiment face à un dilemme sur mon implication au démarrage, j’imaginais être là tous les week-ends, avec des déplacements très fréquents qui allaient forcément me fatiguer. Pour BL, c’est presque pareil : de mon côté je m’occupe de l’activité avec les territoires , et avec les élections municipales on savait qu’on ne reprendrait les déplacements qu’en mai, alors entre temps on savait qu’on ferait de l’activité de bureau, sans déplacement. J’ai dû annuler une seule réunion à cause du confinement !

BL evolution conseille des collectivités territoriales pour l’élaboration de leur plan climat

Dans ce sens-là, ça arrive au meilleur moment. Pour nous, ce n’est pas le début qui va être compliqué, mais la fin. Le début, c’était compliqué émotionnellement, de devoir gérer en 2 jours où tu vas – le vendredi on annonce à tout le monde qu’il faut qu’ils prennent leurs affaires et se préparent à télétravailler, ils nous rient au nez et le lundi, ils ont interdiction de venir au bureau, mardi c’est confinement… ça a été un choc.

En tant que gérant, tu es face à l’incertitude, tu dois prendre une décision, tu as des informations parcellaires qui t’arrivent… au début, comme tout le monde tu crois que c’est juste une grosse grippe, et très vite il faut comprendre la situation, savoir ce que ça va impliquer, anticiper, comprendre ce qu’il en est des entreprises comme la tienne, te questionner sur le chômage partiel… c’est stressant et pas simple à gérer.

Là on a pris une décision : zéro chômage partiel par solidarité avec les professions plus impactées, je suis plus sereins sur ces aspects. Mais on l’a prise dans un cadre de pensée qui va peut-être évoluer : on pense que le confinement va se terminer le 15 mai et que notre activité va reprendre à ce moment-là, alors que ce ne sera peut-être pas le cas – il y aura d’autres questions à se poser à ce moment-là.

Là on a pris une décision [zéro chômage partiel par solidarité avec les professions plus impactées

Est-ce que le confinement a une incidence sur l’activité que mène BL evolution ?

L’inquiétude, pour les deux branches de BL [territoires d’une part, institutions et entreprises d’autre part], c’est la reprise. Sur la partie entreprises, de toute façon, la visibilité est toujours réduite, sur 2 mois maximum, c’est la routine. Mais il y a une incertitude : est-ce que les grandes entreprises vont stopper cette activité-là en se disant « tout ce qu’on externalise on arrête » ? ou est-ce qu’elles vont se dire qu’il est enfin temps de se poser des questions stratégiques sur notre responsabilité, notre impact environnemental… ? auquel cas, ça va booster l’activité de BL evolution.

Pour la partie territoires, c’est différent. Je n’ai pas d’inquiétude sur le fait que les missions qu’on exerce sont des missions d’avenir – par exemple, c’est certain que la France, dans 10 ans, sera beaucoup mieux structurée sur ses aménagements cyclables, et il faut des gens qui les aident à savoir comment faire, donc ils continueront à faire appel à des structures comme la nôtre. Par contre, ce qui est important pour nous et, normalement, pour nos clients, c’est qu’il y ait un portage politique fort, sinon ça a beaucoup moins de valeur, et là il y a une incertitude. Une des situations possibles, c’est que les élections soient reportées en mars 2021, ce qui peut générer une année pendant laquelle les élus sortants ne voudront pas s’engager sur de la planification, ce qui peut se comprendre. A nous de gérer ça au mieux.

Comment avez-vous ajusté votre organisation ? Comment en avez-vous parlé avec vos collaborateurs ?

C’est compliqué parce que très vite il y a un gap d’information qui se créé, entre Sylvain [co-gérant de BL Evolution] et moi d’un côté, et nos collaborateurs de l’autre. On s’est retrouvé du jour au lendemain avec plein d’informations qui nous arrivaient de partout – quand tu es dirigeant, tu appartiens à certains réseaux dont tu reçois des informations – Syntec et Cinov dans notre cas, qui ont fait un travail remarquable d’information au quotidien – alors forcément tu y réfléchis, et c’est plus facile de s’appeler à 2 les soirs et week-end que d’organiser une réunion avec 7 coopérateurs ou 15 salariés… On s’est retrouvé avec ce gap, alors la réflexion et les décisions, ont les a prises tous les 2. C’est d’ailleurs notre rôle et notre responsabilité en tant que gérant. Après bien sûr il y a les discussions informelles, en particulier avec les autres coopérateurs, on s’est tenu informés.

Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé dans ta tête quand la rumeur du confinement s’est confirmée ?

Une des premiers choses que tu regardes c’est si tu as assez de trésorerie pour savoir si tu vas devoir mettre la clé sous la porte demain. On n’a pas tout de suite demandé le report des charges sociales [paiement des charges d’avril différé en juin], on ne savait pas combien de temps ça allait durer… on a pris le temps de faire un crash test pour savoir où on atterrissait à la fin de l’année dans le pire des cas et comment pouvait évoluer notre trésorerie. Aujourd’hui on a fait la demande de report pour être plus serein de ce côté-là.

Puis le dispositif du chômage partiel s’est mis en place. Alors tu regardes, tu te demandes si c’est pour toi ou pas, si c’est intéressant de le prendre ou pas, ce que font les concurrents… Là, un truc qui t’interpelle, c’est que plus de la moitié des cabinets de conseil se mettent en chômage partiel – notre activité, si nos clients disent stop, elle s’arrête, ça semblait légitime. Nous, comme on s’était préparé à avoir une pause commerciale à cette période, ce n’était pas grave, mais j’ai perçu assez vite qu’on avait besoin de donner une direction claire aux salariés, qui commençaient à se poser des questions, pour les soulager de ça. Il n’y a pas pire que l’incertitude pour plomber le moral. Puis il y avait la question de qui va payer ce chômage partiel. En fin de compte, si c’est l’Etat qui paye c’est que c’est tout le monde, alors si tu le demandes quand tu n’en as pas vraiment besoin, tu le fais payer à ceux qui en ont besoin… c’est pas très fair-play. Pour moi, c’est vraiment un cas de gestion de communs. Tu ne dois pas prendre une décision en fonction de ton intérêt uniquement, mais en prenant aussi en compte les impacts sur l’écosystème dans lequel tu gravites.

Vous n’avez pas pris de mesure particulière ?

La seule chose que j’ai faite, c’est de demander aux gens qui avaient posé des congés pendant cette période de les conserver. On peut les répartir différemment par contre, en les calant par exemple 2 jours par semaine pendant un mois plutôt que 15 jours d’affilés.

Comment tu sens tes collaborateurs dans cette période ?

Ce qui commence à poindre, c’est l’isolement des gens. On n’a eu aucun problème à se mettre en télétravail – de fait, avec nos nombreux déplacements, on est habitués à ça. Mais tu sens que ceux qui ont accès à un espace extérieur, c’est plus simple pour eux à gérer que ceux qui sont enfermés dans des espaces restreints, en intérieur. On a quelques salariés dans ce cas-là. Et il y aussi le profil psychologique des gens – il y en a qui n’ont pas besoin de trop de contacts et ne s’en portent pas plus mal, et d’autres qui ont besoin de relations sociales riches. Tu peux continuer tes apéros Skype, mais c’est pas pareil.

Ici au Moulin, on a exactement le même avantage qu’à la Maison Bleue : à quinze, tu peux être en tension avec certaines personnes et continuer à t’entendre avec les autres, alors qu’à trois, c’est plus palpable, c’est compliqué. Pour ceux qui sont seuls, juste avec leurs parents ou à trois, je pense que si ça se prolonge jusqu’à fin juin, ça va être très dur.

Par rapport à cet isolement, vous avez fait quelque chose ?

Sylvain y a plus réfléchi que moi, il est confiné dans un cadre plus compliqué que le mien. On a continué notre rythme comme avant, avec nos réunions déjà prévues à distance, et puis Sylvain a testé un café en ligne avec les salariés de son pôle ; ça s’est bien passé, alors on s’est dit qu’on allait poursuivre et faire des apéros avec tout le monde.

On essaie de trouver des choses qui permettent de maintenir du lien. Malgré tout tu es derrière l’écran, quelqu’un pourrait aller mal et faire bonne figure… est-ce que c’est le rôle de l’employeur de se soucier de ça ? Difficile à dire. Nous on a tendance à le faire un peu… ça c’est très lié à notre passé associatif pour le coup !

Est-ce que tu anticipe des changements dans ton activité après la crise sanitaire ? Si oui, lesquels ? Si non, pourquoi ?

Pour l’instant, on a des incertitudes, on n’envisage pas de changements forts dans nos activités, par contre on commence à réfléchir à ce que vont être les nouvelles demandes des collectivités et entreprises, qui pourraient devenir des opportunités.

C’est assez surréaliste, on n’imaginait pas que ce soit vraiment possible. Ça conforte un peu les discours qu’on a. Avant quand tu disais aux gens qu’il faut un changement brutal dans la manière dont on s’organise, tu étais obligé de donner l’exemple de la guerre. Maintenant, on pourra parler du confinement et ça parlera aux gens. Je crois pas trop à une sortie de crise à l’An 01, on réinvente toute la société… je crois par contre que ça peut mettre un coup d’arrêt à des choses qui de toute façon ne fonctionnaient plus. Mais jusqu’où est-ce qu’ils vont aller ? Je ne sais pas…

S’il y a une chose qui semble évidente, c’est que la trajectoire de mondialisation va en prendre un coup : on s’est rendu compte à quel point c’est grave, ne serait-ce que ne plus savoir produire des masques sanitaires chez toi. Je pense qu’on va revenir à réfléchir à ce que sont nos besoins essentiels, sinon ça pose problème. L’alimentation aussi, on se rend compte que si la France est autosuffisante en quantité de nourriture, en fait pas du tout ! On produit trop de certaines choses et pas assez d’autres. Comme en ce moment on est en pleine consultation sur la PAC [Politique Agricole Commune] au niveau européen, peut-être qu’on va se dire que chaque territoire doit savoir faire un minimum.

Comment tu te vois en tant que co-gérant de ton entreprise ?

Je n’ai jamais appris à être dirigeant d’entreprise, ce n’est pas quelque chose d’inné non plus – on se jette à l’eau et on voit. Je pense que chaque gérant est différent et reflète des valeurs différentes. Notre personnalité est celle qui donne un peu l’image de la boîte.

Parmi les retours qu’on avait suite aux entretiens qu’on conduisait l’année dernière avec les gens qui passaient chez nous, en stage par exemple, on nous disait systématiquement que ce qu’ils retenaient de cette boîte, c’est la bienveillance. Quand ils te disent tous ça, que tu comprends que c’est pas juste le mot à la mode, tu te dis que c’est pas une évidence partout. J’imagine qu’on ne doit pas avoir une gestion ultra classique de notre boîte…

D’un autre côté, être gérant, ça t’oblige à avoir des responsabilités, à faire des choix, à prendre des décisions. J’imagine que ça impacte la manière dont je vois les choses, comment je mène des réunions mais aussi ma vie…

Est-ce que tu veux dire un mot sur la Maison Bleue et sa « suite », le Moulin Bleu ?

La Maison Bleue est née de la volonté de mettre en cohérence nos actes, notre manière de vivre avec ce qu’on dit, la vision qu’on porte. Le Moulin Bleu c’est dans la continuité. Après avoir expérimenté en milieu urbain, on expérimente en milieu rural.

L’objectif c’est de tester et d’inspirer, voir ce qui est possible, ce qui est plus difficile et fabriquer des récits ancrés sur du concret, du vécu et pas simplement de l’imaginé.

Dans mon cas, c’est aussi lié à ce que je porte dans les territoires que j’accompagne. Ne pas être simplement dans une posture de consultant, mais pouvoir aussi s’appuyer sur du vécu, de l’expérimenter localement. Même si notre rôle est de regarder, comprendre et transmettre, apporter une touche de vécu ne peut pas faire de mal.

Mon challenge pour l’année qui vient, c’est de réussir à être mieux organisé dans ma vie pour me permettre de mener mon implication dans le Moulin et dans BL Evolution de front. Si j’y arrive, ça montre que c’est possible ! Cette période de confinement fait réfléchir : je me rends compte que j’arrive à gérer mon activité tout en étant à temps plein au Moulin – là on n’a pas les réunions clients et les déplacements qui vont avec, ça reste une inconnue pour l’instant.