Allez viens, écoute, sens et ressens,
L’aube vient lever tes paupières et au loin tu entends le bruit rassurant de la rivière. Dans quelques instants, le soleil brillera et tu sentiras le vent frais dans tes cheveux.

 Allez, lève toi, prends-moi par la main et marchons dans l’herbe. Sens-tu les brins de graminés entre tes orteils, l’humidité de la rosée et la boue légère glisser entre tes orteils juste sortis du lit ?
Rapprochons-nous de la rivière, lève les yeux au ciel et vois : les oiseaux chantent mais ne sont pas encore levés. Regarde, le ragondin t’a vu arriver et a sauté dans l’eau. Par contre, tu as réussi à surprendre les grenouilles.

Asseyons-nous un peu, on pourra mettre nos pieds nus dans l’eau quand le soleil nous lèchera le dos, dans quelques heures, en milieu de matinée. Là tout de suite, taisons-nous et ouvrons nos yeux un peu moins embrumés par la nuit fuyante. Le ciel est d’une couleur indéfinissable, j’ai l’impression que le gris est devenu une couleur. Restons encore un peu assis l’une contre l’autre. Petit à petit on sent la nature respirer. Les oiseaux finissent par reprendre leur souffle, les arbres ondulent mollement. La rivière vit.

La rivière vit le bruit de l’eau celui des poissons la vue des grenouilles et des insectes qui volent au-dessus l’odeur des algues le mouvement des plantes les arbres qui ondulent le brouhaha de la cascade les troncs qui grincent le volume du silence. Parce que oui c’est le silence les bruits de la ville se sont tus et les bruits des humains aussi. En fait nous sommes seules.

À cette pensée, la fraîcheur de l’aube se fait chaleur. La nature nous enveloppe et j’ai l’impression qu’elle prend soin de nous. Pour une fois, mon point de vue n’est pas supérieur. Nous observons et nous savons observées, nous respirons et autour de nous tout respire. Le seul espace qui est « à nous » est l’espace que nous occupons. Quand nous partirons, pour prendre notre petit déjeuner, que restera-t-il de ce moment ? L’odeur de nos corps sur ce ponton, la trace de nos pieds nus dans l’herbe du matin. La vision de nos yeux émerveillés dans la mémoire du ragondin effrayé. Et aussi tout l’invisible. Peut-être que la rivière nous sent. Peut-être que nous avons sans nous en rendre compte accordé nos vibrations et nos rythmes invisibles, qui sait ?

Le soleil commence à lécher les bâtiments. Tu te lèves en silence, me fais un signe du regard et nous reprenons notre promenade matinale. Depuis notre réveil, les lézards ont pris leurs marques au soleil. Ils ont choisi les meilleures pierres : les plus chaudes. Les insectes volent de moins en moins maladroitement, comme mal réveillés. Encore quelques pas et nous sommes suivies par un troupeau de moutons qui a l’air tout aussi endormi.

Je regarde vers la bâtisse. Un frisson me saisit. Tous mes sens se réveillent et ma mémoire s’agite. Le souvenir du départ précipité de Paris, le train les gens masqués le regard des passager⋅es apeurés le vélo jusqu’au moulin l’arrivée des quinze le grand nettoyage le rangement chamboulement chambardement déménagement et l’odeur des repas et la guitare le soir les éclats de rire qui ne brisent rien sauf le silence les cris des moutons qui ont peur de tout mais qui nous font rire l’odeur du pain chaud dans le four le soir et le goût du pain frais le matin la terre l’eau les remous et le vent et la chaleur de la cuisine et du feu sous les grandes marmites qui sont pleines puis vides puis pleines puis vides et le tintement de la vaisselle et les discussions feutrées le soir et le vrombissement des machines dans l’atelier le cliquetis des boulons qu’on enlève le grincement des charnières qu’on huile et l’odeur du foin qu’on transporte et les chevaux qui paissent et les prairies vertes à perte de vue et rien, rien pour nous déranger.

Je détourne le regard de la bâtisse. Il n’est pas encore dix heures. Je suis rattrapée par la comparaison avec ma vie d’avant. Jamais le matin n’avait eu autant d’intensité.
Jamais le présent n’avait été aussi palpable. Jamais tous mes sens n’avaient réagi comme ça en même temps.