Le premier chantier collectif du Moulin Bleu, qui a rassemblé une cinquantaine de participant·es, a été l’occasion de discuter des dynamiques de genre, notamment dans ce cadre particulier d’une semaine de travaux.

Ce cher patriarcat

Au sens large, le mot “genre” désigne la construction sociale des différences entre les sexes. Cette construction sociale s’exprime dans les comportements des personnes de sexe différent, leur statut dans la société, la place qu’elles occupent dans les sphères professionnelle, politique, privée, etc. Les dynamiques de genre décrivent les rapports entre les genres, qui sont majoritairement des rapports de pouvoir et de domination des hommes sur les femmes (ce cher patriarcat).

Dans une société structurellement patriarcale, il parait impossible qu’un groupe s’émancipe totalement des questions de genre, malgré une prise en compte du sujet en amont, des personnes conscientisées et des alliés*. Le collectif du Moulin Bleu ne fait pas exception, et bien qu’un certain nombre de points de vigilance aient été discutés en amont du chantier, l’envie a émergé au cours de la semaine de faire un bilan de nos expériences des dynamiques de genre notamment lors de chantiers collectifs.

Cette volonté s’est concrétisée par l’organisation d’un déjeuner en non-mixité*, puis d’un apéro féministe collectif le soir de la même journée. La première partie avait pour but de discuter librement entre femmes de nos vécus sur les chantiers, la deuxième de restituer les grandes lignes et points saillants des échanges et d’ouvrir la discussion avec l’ensemble du groupe.

En amont du chantier…

Comment s’assurer que l’intendance ne soit pas portée que par des femmes ?

Les personnes impliquées dans l’organisation du chantier ont eu à cœur d’intégrer les questions de genre comme thème transversal dans la préparation. Un point spécifique sur ce sujet a été fait en amont, afin de trouver des moyens d’amoindrir voire d’éviter les dynamiques de genre lors de ce chantier, comme par exemple les répartitions traditionnellement genrées dans les différentes activités. Comment s’assurer que l’intendance ne soit pas portée que par des femmes ? Que les tâches vues comme masculines (plomberie, électricité…) soient aussi assurées par des femmes ? Que tout le monde se sente légitime à s’exprimer, proposer des manières de faire ou utiliser des machines ? 

Une attention particulière a été portée à l’équilibre dans les équipes de référent·es. Une spécificité du chantier collectif était l’absence de professionnel·les de la construction, ce qui laissait de la place à tout le monde pour prendre en charge des chantiers. Plusieurs habitantes ont donc pris la responsabilité de différents sous-chantiers : plomberie du camping, plancher du moulin… Deux tiers des référent·es étaient des femmes, soit un peu plus que la proportion d’habitant·es au Moulin Bleu. L’organisation de l’intendance (repas, vaisselle, rangement, etc.) a été prise en charge par une habitante ; il a été suggéré que chaque participant·e y contribue une seule fois dans la semaine afin que cette tâche traditionnellement assumée par des femmes soit assurée par tou·tes.

On fait avec, on ne fait pas pour

Le premier jour du chantier, lors de la discussion collective de présentation et d’organisation de la semaine, la question des dynamiques de genre a été explicitement abordée. Les personnes impliquées dans l’organisation ont expliqué leur envie d’un chantier inclusif, qui soit pédagogique pour tou·tes. Cette envie de transmission de connaissances implique que les personnes sachantes (les hommes étant plus facilement valorisés dans cette posture) prennent la peine d’expliquer ce qu’elles savent plutôt que de faire les choses elles-mêmes, même si cela paraît moins rapide – ce qui a été résumé par la formule “on fait avec et on ne fait pas pour”.

Un déjeuner en non-mixité

Au bout de quelques jours de chantier, l’idée émerge de rassembler nos ressentis en tant que femmes dans un chantier collectif. Un temps en non-mixité est rapidement proposé afin de permettre à chacune de s’exprimer sans pression ; il prendra la forme d’un déjeuner le vendredi, soit l’avant-dernier jour du chantier. La non-mixité peut être une forme d’oppression quand elle est subie, par exemple quand les femmes sont exclues de certains cercles de décision ou de certaines activités. A l’inverse, elle est un moyen d’émancipation quand les personnes dominées peuvent se retrouver sans les dominants : il s’agit alors de non-mixité choisie*.

On suppose souvent qu’une femme ne sait pas ou ne peut pas faire une tâche donnée

Environ deux tiers des participantes ont partagé leur expérience : la plupart se sentent bien dans le chantier et ont trouvé leur place dans les activités expérimentées. Quelques situations indésirées sont évoquées : untel a pris l’outil des mains de sa voisine “pour lui montrer comment faire”, unetelle a reçu des remarques quant à sa façon de travailler qu’elle n’avait pas sollicitées, untel a imposé son point de vue sans prendre en compte les autres visions de façon de faire… La discussion s’étend à d’autres expériences, comme celle d’être une femme et de bricoler, entretenir son vélo (que ce soit dans la rue ou dans le cadre d’un atelier de réparation). On discute des situations genrées récurrentes et des moyens de les éviter.

Les témoignages convergent vers un constat commun : les femmes sont souvent enfermées dans des cases par les hommes qui les entourent, ce qui a pour conséquences qu’ils adoptent un comportement inadapté. On suppose souvent qu’une femme ne sait pas ou ne peut pas faire une tâche donnée, ce qui conduit à imposer une aide pas toujours bienvenue (suggérer une façon de faire différente de celle qui est choisie, prendre un outil des mains pour faire à la place de…). Présumer des capacités ou des compétences de quelqu’un·e pousse à adopter un comportement paternaliste (sollicitude des hommes plus souvent tournée vers les femmes que vers les autres hommes), voire à exclure les femmes de certaines activités (porter des charges importantes, utiliser des machines…).

Autre dynamique genrée mise en évidence pendant les discussions : le rapport à la légitimité. Plusieurs participantes témoignent du sentiment de ne pas être légitime, de ne pas être assez compétente pour parler ou prendre des décisions pendant les chantiers. Qu’elle soit vraie ou pas, cette différence de compétences ressentie induit une mise en retrait de la personne qui la ressent, moins de prise d’initiative quand des hommes sont là, un besoin de validation par les hommes présents (surtout quand le référent du chantier est un homme).

Plusieurs participantes témoignent du sentiment de ne pas être légitime

Apéro féministe collectif

Une fois ces constats faits, il était important de les partager et d’en discuter avec tou·te·s les participant·es. La discussion est lancée pendant l’apéritif le soir même : on revient sur les ressentis des un·es et des autres, sur les comportements identifiés comme inappropriés, on aborde la question de l’origine des ces comportements et des moyens de les éviter.

Des courtes mises en scènes permettent d’illustrer le propos: sans dire un mot et en restant immobiles, deux personnes miment une scène (une personne tient un outil et le tend à l’autre, une personne bricole son vélo et une deuxième s’avance vers elle…) et le reste du groupe commente. Très vite des différences de perceptions de ce qu’il peut être en train de se passer émergent en fonction de l’expérience vécue de chacun.e. On constate que même s’ils sont inappropriés et contribuent à maintenir des rapports de hiérarchie entre hommes et femmes, certains comportements partent souvent d’une bonne intention. Les hommes ont été éduqués à avoir une posture de ‘sauveur’, de ‘sachant’ – même lorsque ce n’est pas le cas – ce qui donne une facilité à se sentir légitime voire à ressentir une pression à intervenir, donner son avis, etc.  

Les hommes ont été éduqués à avoir une posture de sauveur, de « sachant »

Le sujet de l’intendance arrive vite sur la table : plusieurs participants témoignent que leur journée de chantier la plus fatigante a été celle où ils ont assuré l’intendance, d’autres racontent avoir choisi l’intendance un jour “pour faire un chantier un peu moins physique que les autres” et se sont vite rendu compte de leur erreur. Que ce soit en chantier collectif ou ailleurs, l’intendance est effectivement une tâche épuisante : charge mentale (gestion des stocks, préparation des courses…), stress (obligation de tenir les délais), fatigue physique (manutention, positions inconfortables pendant le cuisine, la vaisselle ou le ménage…), horaires continus décalés par rapport aux autres personnes, etc. Ces tâches pourtant indispensables à la vie de tou·tes sont très majoritairement assumées par des femmes dans la vie quotidienne, et sont rendues invisibles car dévalorisées en temps qu’activités féminines. Même s’il y avait une majorité de femme sur le chantier ( 60%),  les femmes étaient sur-representées à l’intendance durant la semaine.

Au sujet de la légitimité, des participants soulignent que des rapports de hiérarchie existent aussi entre hommes : être un homme moins compétent dans un groupe provoque le même type de réactions de mise en retrait. La valorisation de caractéristiques associées à la virilité (connaissances et savoir-faire, force physique, capacité à s’exprimer ou à faire valoir son point de vue…) induit aussi un rapport de domination entre les hommes qui correspondent au modèle dominant de masculinité et ceux qui n’entrent pas entièrement dans la norme. Cela induit que les hommes vont par exemple avoir plus de mal à intervenir entre eux, à s’aider mutuellement (demander de l’aide de peur de paraître incompétent ou proposer de l’aide de peur de vexer), ce qui encourage certainement l’aptitude des hommes à essayer et potentiellement se tromper, à prendre des risques, à “y aller” sans savoir. Là où des femmes vont plus souvent demander l’avis de l’autre, se rassurer, se renseigner avant de faire. 

Le patriarcat n’est pas seulement néfaste pour les femmes (…) mais elles restent les principales victimes.

Le patriarcat n’est pas seulement néfaste pour les femmes. Cependant, l’oppression des femmes par les hommes est un élément systémique, constitutif de notre société, et si certains hommes peuvent en subir certaines conséquences, il n’en reste pas moins que les hommes y sont placés dans des positions de dominants et que les femmes en sont les principales victimes.

Et maintenant ?

D’innombrables pistes d’action existent, à des échelles différentes. Un certain nombre de propositions ont émergé pour la suite : créer des affiches pour sensibiliser à un comportement inclusif (“on ne fait pas pour, on fait avec”, “on n’impose pas son aide, on la propose”, “on ne présume pas des capacités de quelqu’un·e”…), porter une attention particulière à son comportement (être attentif·ve à la façon dont on transmet ses connaissances, exprimer clairement quand on a besoin d’aide et quand on n’en a pas besoin…)… On peut aussi s’encourager à sortir de sa zone de confort (sans se mettre en danger non plus) en allant volontairement vers les activités dans lesquelles on n’est pas forcément le·la plus à l’aise parce qu’elles ne sont pas celles dans lesquelles on a appris à se sentir valorisé·e. De manière plus collective, on peut aussi favoriser les espaces dans lesquelles les femmes se sentent légitimes : prise de responsabilités par des femmes, activités non-mixtes, etc.

Une démarche individuelle est nécessaire, mais ne suffira pas sans organisation collective contre les mécanismes de domination

Partager nos expériences individuelles et les replacer dans le cadre plus large du fonctionnement de la société nous permet aussi de prendre conscience que nos comportements sont le résultat d’une éducation, d’un environnement donné, et pas seulement le fruit de notre bonne volonté. Une démarche individuelle est nécessaire, mais ne suffira pas sans organisation collective contre les mécanismes de domination. Les rendre visibles est un premier pas pour mieux les comprendre puis les combattre ; de nombreuses ressources existent sur ce sujet, comme la brochure Pierre par pierre, mur par mur. Encourager une éducation non-sexiste et permettre aux jeunes de se sentir valorisé·es dans des activités variées sans distinction de genre sont autant de chantiers à explorer.

Ce premier chantier collectif au Moulin Bleu en juillet 2020 nous a permis d’avancer collectivement et individuellement sur ces questions. De nombreuses discussions, en plus petits comités au-delà de ces temps en groupe, ont eu lieu. Des participant·es nous ont fait remonté à quel point ces débats ont été instructifs et ont donné du “grain à moudre” sur nos propres pratiques, tout en ouvrant sur d’autres réflexions autour des questions de genre. D’autres chantiers sont à venir, aucun ne sera jamais parfait mais le plus important est de continuer à s’enrichir mutuellement, à profiter de ces temps et que chacun·e y trouve sa place.

Lexique

Genre : différences socialement construites entre personnes de sexe différent (apparence, façon de se vêtir, comportement, rôles assumés dans la vie privée, publique ou professionnelle, etc.)

Dynamiques de genre : interactions entre les personnes de genre différent. Il s’agit majoritairement de rapports de domination des personnes de genre masculin sur les autres (les personnes qui se reconnaissent dans le genre féminin, mais aussi les personnes non-binaires qui ne se reconnaissent pas dans la distinction homme/femme, les personnes trans ou intersexes…).

Alliés : dans un rapport de domination, on appelle alliées les personnes du groupe dominant (ici, les hommes) qui prennent conscience de leurs privilèges de dominants, tentent d’en limiter l’usage et soutiennent les luttes des personnes dominées (on parle aussi parfois d’hommes féministes ou d’hommes pro-féministes).

Non-mixité : présence de personnes d’un seul genre dans un groupe. Dans le cas des discussions qui ont eu lieu pendant la semaine de chantier au moulin, la non-mixité a consisté en un rassemblement de femmes. Lorsque d’autres personnes dominées dans le système patriarcal sont présentes (femmes trans, hommes trans, personnes non-binaires, etc.), on parle de mixité choisie pour désigner les rassemblements sans hommes cis-genre (personnes assignées hommes à la naissance et qui se reconnaissent comme tels).