Novembre 2020 – par Margaux

Ça y est. J’ai (re)trouvé un boulot. Et j’en crève (un peu).

Je me sens inadaptée.

J’ai quitté ce qu’on appelle « le mouvement climat » à Paris pour créer mon lieu de vie communautaire à la campagne, bien à l’abri des angoisses du siècle (encore que, voilà que les dangereux écologistes nous rattrapent au travers du documentaire Désobéissant.es!). C’était en mars dernier, avant le premier confinement. Ça faisait un an tout pile que j’avais rejoint les rangs des allocataires du chômage, et je touchais environ 1000 € chaque mois. Il me restait encore un an de droits. Plutôt confortable, comme situation. Privilégiée, même. Ce mot me tord les boyaux depuis que j’ai pris conscience qu’on est tous-tes l’oppresseur.se de quelqu’un.e, quelque part. Même moi, avec ma bien-pensence sociale et écologique.

Surtout moi.
Mais je dévie.

J’ai voulu me trouver un truc à moi, en dehors du Moulin, pour prendre du recul et m’ancrer un peu plus sur ce territoire qui devient petit à petit « mon » territoire. Alors j’ai cherché du boulot.

Et j’ai trouvé.

Ô joie…Mon instinct me disait de fuir, presque dès la lecture de l’annonce. J’ai voulu tenter. Sortir de ma zone de confort. Il y avait un côté un peu provoc’ à retrouver la startup nation que je critique tant par ailleurs – se frotter au « monde réel », garder une prise avec le grand extérieur, même malade, c’est important, non ?…Je ne suis plus si sûre.

Il ne s’agit même pas du boulot en soi. Je m’en contenterai, de ne pas agir pour ce que je considère être “le bien du monde”. Peut-être pas sur le long terme, mais au moins quelques mois. Non, le problème, c’est pas le boulot. C’est l’environnement du boulot en question. C’est l’impression d’être plongée dans un confort indécent, maintenu par la captation de fonds publics dont la plus grosse partie sert pour des questions d’image – organiser l’événement qui va bien pour faire plaisir au partenaire qui donnera le plus l’année suivante, et en profiter pour se congratuler d’en faire beaucoup pour le territoire à grands coups de points presse et de publications sur les réseaux sociaux. J’en passe et des meilleurs. Cet environnement-là, c’est tout ce que je déteste. Quitte à être exécutante, je préfère rejoindre une organisation qui ne fait pas semblant : être serveuse ou caissière, au moins, je sais ce qu’on attend de moi, on ne prétend pas changer le monde, c’est franc, c’est clair. Je préfère. Là, tout est dans l’ambivalence, l’impression qu’on (se) donne de faire de grandes choses qui apporteront le meilleur aux gens.

Et puis, quels gens ? On se demande bien tiens.

Peut-être aussi que ce sentiment prégnant d’injustice vient de ce que j’avais beaucoup plus de liberté dans mon ancien boulot. Parler de bien-être au travail et des conditions salariales n’était pas marginal alors, c’était même un élément central de la stratégie d’entreprise. J’avais mon autonomie, une cheffe très attentive et dévouée, ouverte à la discussion. Tellement que j’avais pris mes libertés, d’ailleurs. Sans doute un peu trop. Finalement, je me retrouve dans un environnement de travail classique. L’idée que ce soit là la “normalité” m’attriste sincèrement. Est-ce que ça m’aurait rendue encore plus inadaptée au marché du travail ? Est-ce que ce n’est pas plutôt le marché du travail qui n’est pas adapté à ces nouvelles aspirations ?

Mais je n’ai pas le temps d’attendre que le monde aille mieux, moi. Alors qu’est-ce que je fais ? Je reste ? Je pars ? 

Je ne veux pas avoir l’air de cracher dans la soupe. C’est important pour moi, de bien me rappeler que c’est ça, la réalité d’une grande majorité de gens – un boulot peu stimulant, voire même déprimant, machinal, oppressant, qui en vient à te vider de ta substance pour peu que tu lui donnes le temps. Je ne me sens pas capable de supporter ça. Non pas que j’ai l’impression de valoir mieux que les autres, celle-ceux qui sont passés par là avant moi. C’est plutôt celle de le devoir à moi-même. Je ne mérite pas ça. Personne ne mérite ça. Et si j’ai le pouvoir de m’y opposer, le privilège de dire non, alors est-ce que je ne le dois pas à tout le monde ? Et qu’est-ce que le mérite vient faire là-dedans, maintenant ? Ça me fait grincer des dents.

Je ne sais pas quoi faire. J’ai l’impression d’essayer de me convaincre pour enfouir ma culpabilité à quitter ce navire qui prend l’eau et à laisser les autres couler avec. Ma mère m’a dit de ne pas prendre le malheur des autres à mon propre compte. Elles (mes collègues) ne sont pas tant à plaindre.  À quel point j’essaie de me convaincre de faire l’innommable ? Je ne vais pas non plus vendre père et mère, n’exagérons rien.

Le dialogue entre ces deux parts de moi prend la forme d’un mauvais sketch. 

La réflexion a pris de l’ampleur. Est-ce que je devrais partir de manière fracassante, en dénonçant cet environnement qui me semble hautement toxique ? Ou en toute discrétion ? Évidemment, celle-ceux qui me connaissent sauront que j’ai un sérieux penchant pour la première solution. Mais je ne saurai pas le faire « à la place de ». Je ne suis là que depuis 5 semaines. Je ne sais rien du réel niveau d’oppression qu’elles subissent. Elles semblent s’en accommoder.

Est-ce que je suis en train de me rassurer ? Ou simplement de me positionner comme quelqu’un qui respecte la souveraineté individuelle de ses nouvelles collègues ? Je ne peux pas me faire le porte-parole de ce que je vois comme une oppression systémique subie, pas à leur place – qui je suis pour le faire, dans la mesure où je choisis de m’en extraire au plus vite pour ne pas me laisser atteindre par elle ?

C’est toutes les contradictions (de mon point de vue) des luttes sociales et environnementales. Parler au nom de… comme France Inter, qui prétend représenter la diversité du pays, mais n’invite à s’exprimer que les mêmes, en permanence, au point de pouvoir palper des oreilles cette écœurante connivence entre animateur radio et intervenant extérieur (voir l’article du Monde Diplomatique « France Inter, écoutez leurs préférences »).

Je m’agace de cette collusion, la dénonce à grands coups de gueulantes, pour le sentiment d’injustice qu’elle génère chez les gens, les gens qui n’ont rien demandé à personne, qui essaient de traverser la vie sans faire de vague, en n’étant juste pas trop malheureux.

NJe ne peux pas m’exprimer pour elles. Je n’ai pas le droit. Qui suis-je pour penser à leur place qu’elles se font marcher dessus dans des conditions intenables ? C’est mon avis. Le mien. Et la route vers l’Enfer est pavée de bonnes intentions.

J’aimerai, par le simple fait de partir, faire réfléchir mes collègues sur leurs conditions de travail. Je ne crois pas avoir le devoir d’en faire plus. Ce ne serait pas ma place. 

J’ai grandi, je crois bien.

Mais alors, est-ce que c’est ça, grandir ? Se résigner ? Laisser l’autre responsable de lui ? ne plus penser qu’on sait mieux que lui ce qui est bon pour lui ? Ne plus rien dire? Partir?…

J’ai grandi, c’est sûr. Et je suis toujours perdue. 

 “Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade”